Faire ses courses quand on présente une déficience intellectuelle : un enjeu du quotidien


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Les modalités de passage en caisse dans les magasins évoluent : caisse rapide, carte de crédits, scanner et même applications de téléphone. Tout un chacun a ses propres préférences et habitudes avec ces différentes possibilités. Quelles sont les préférences des personnes présentant une déficience intellectuelle (DI) ? Comment les expliquent-elles ? Quels sont les facilitateurs et obstacles qu’elles identifient ? Sous la direction d’Aline Veyre, Professeure à la HETSL, Laetitia Lude et Marc Schmied se sont penché·e·s sur cette problématique dans leur travail de Bachelor en Travail social, lequel a été primé par le Prix Eben-Hézer. Interview.

Pourquoi avoir choisi de vous intéresser aux modalités des passages à la caisse pour les personnes présentant une déficience intellectuelle ? 

Dans nos expériences passées, nous avons tous deux travaillé sur la question du développement de l’autonomie et de l’autodétermination des personnes concernées. Nous avons été curieux d’en apprendre davantage sur la réalisation d’activités du quotidien par les personnes présentant une déficience intellectuelle. 

La réalisation des achats au quotidien est une partie importante de la vie autonome et de la vie en société et implique d’avoir des compétences mathématiques ainsi que financières. Sensibles aux questions concernant l’autonomie et la participation sociale, nous avons pensé qu’il était important de questionner les enjeux autour de la réalisation de ces activités pour des personnes ayant une déficience intellectuelle. 

« La réalisation des achats au quotidien est une partie importante de la vie autonome et de la vie en société et implique d’avoir des compétences mathématiques ainsi que financière. »

Ce dont nous nous sommes rendus compte très vite, c’est que cette thématique est certes intéressante pour mieux comprendre le quotidien et améliorer l’autonomie des personnes présentant une déficience intellectuelle, mais que beaucoup d’enjeux peuvent s’appliquer à d’autres troubles et besoins spécifiques, mais également à la population générale. 

Comment s’est déroulée votre recherche ? 

Après des recherches théoriques au sujet de la déficience intellectuelle, du Processus de Production du Handicap (PPH) et des enjeux d’autonomie autour des courses au quotidien, nous avons pris contact avec le Service de Formation à la Vie Autonome (SFVA) de Pro Infirmis. Trois apprenant·e·s et quatre formatrices ont donné leur consentement de participation à notre recherche. 

Avec les professionnelles, nous avons effectué un entretien semi-directif concernant les facilitateurs et les obstacles identifiés concernant chaque modalité de passage en caisse et paiement. Les apprenant·e·s ont d’abord passé un questionnaire préalable sur les habitudes d’achats, puis nous les avons accompagné·e·s plusieurs fois lors de leurs courses hebdomadaires pour effectuer des observations. Chaque sortie accompagnée était suivie d’un petit entretien pour revenir sur l’expérience vécue. 

A la suite de l’analyse des résultats, nous avons réalisé un guide numérique interactif en langage Facile A Lire et à Comprendre (FALC) pour la réalisation des courses avec chaque modalité de passage en caisse et de paiement. 

Que ressort-il des entretiens avec les personnes concernées ? 

Nous avons pu remarquer que certains enjeux se retrouvaient chez chaque personne pour les mêmes modalités de passage en caisse et de paiement. Ces difficultés ou facilités ont pu être mises en lien avec certaines caractéristiques liées à la déficience intellectuelle, comme par exemple les mathématiques ou la gestion des finances. Bien souvent, certaines tâches demandant des compétences particulières et posant quelques difficultés peuvent être travaillées en amont des courses. C’est notamment ce que nous ont relaté les formatrices du SFVA, mettant en place diverses activités et stratégies pour permettre aux apprenant·e·s d’acquérir des stratégies et des techniques et d’améliorer leurs compétences pour pouvoir faire leurs courses avec le plus d’autonomie possible. Cependant, il ressort d’autres enjeux qui sont propres à chaque personne, variant selon la personnalité, le caractère, l’humeur du moment ou encore les préférences personnelles. Ces enjeux varient aussi d’item en item, certaines personnes préférant ainsi une certaine modalité de passage en caisse ou de paiement, qui ne se retrouvera pas chez une autre. Nous nous sommes donc rendus compte de l’importance de la diversités des modalités pour faire ses courses, ce qui permet à chacun·e de trouver ce qui lui correspond le mieux sur le moment.   

« Ces difficultés ou facilités ont pu être mises en lien avec certaines caractéristiques liées à la déficience intellectuelle, comme par exemple les mathématiques ou la gestion des finances. »

Quels sont les obstacles que vous avez pu identifier ? Et les facilitateurs ?   

Tant pour les obstacles que pour les facilitateurs, nous avons pu en faire des listes, non-exhaustives, qui sont présentées à la fois dans notre TB et dans notre outil. De manière plus générale, nous avons pu relever des enjeux propres aux différentes modalités de passage en caisse et de paiement.   

Prenons par exemple la « caisse traditionnelle », c’est-à-dire la caisse avec une personne employée par le magasin qui va scanner nos produits après qu’on les ait posés sur un tapis roulant. Il y a des enjeux au niveau social : cela peut être facilitateur ou obstacle en fonction de chaque personne, tant la cliente que la caissière. En fonction des compétences de communication, de la personnalité de chacune, la dimension sociale de cette caisse peut permettre de surmonter des difficultés (mathématiques, mémoire, attention) ou à l’inverse de les accentuer (mauvaise compréhension, stress). On a justement relevé que des facteurs de risque, qui peuvent mettre les personnes en difficulté, sont le stress, le bruit, la gestion de l’espace pour ranger les produits et l’attente dans des files. On peut mettre cela en lien avec d’autres profils de personnes accompagnées qui auraient des spécificités en termes de communication, compréhension, attention, motricité ou sensibilités. C’est notamment très intéressant en termes d’aménagements des commerces, on peut par exemple penser aux « heures calmes » proposées par certains commerces qui commencent à apparaître.   

« Il y a des enjeux au niveau social : cela peut être facilitateur ou obstacle en fonction de chaque personne, tant la cliente que la caissière. »

On s’est également beaucoup intéressé aux nouvelles technologies comme les bornes autonomes, les scanners portatifs, les applications de paiement. De manière générale avec ces technologies, il y a des enjeux en termes d’accessibilité des informations pour apprendre à les utiliser puis lorsqu’il faut les mobiliser sur le moment. Gérer son budget est également un enjeu important, car les nouvelles technologies peuvent le permettre, par exemple si on consulte son budget ou ses dépenses en ligne, mais elles peuvent également rendre plus complexe la gestion de l’argent : il parait plus « invisible », on ne peut pas « le sentir dans la main » quand on le dépense.   

Des enjeux un peu plus spécifiques à la déficience intellectuelle que l’on a pu identifier sont justement en lien avec l’argent, sa valeur et les mathématiques qui vont avec. Comment calculer le budget pour ne pas le dépasser, comment savoir si on choisit le produit avec le « juste prix » (plutôt que des équivalents « de luxe »), comment calculer la somme à payer et la somme que l’on va nous rendre… On a pu voir qu’il y avait tout un travail réalisé en amont par les formatrices du SFVA.   

Les résultats du travail présenté montrent la diversité des possibilités de paiement et de scannage. Les préférences des personnes avec une DI sont variées et dépendent de différents facteurs : choix personnels, aptitudes sociales, caractéristiques des outils, technologie, etc. De ce fait, réduire le choix des différentes modalités peut représenter un pas en arrière vers une accessibilité plus limitée et restreinte. Cela peut créer une tension avec l’évolution technologique actuelle, notamment en termes de paiement : le numérique, comme les paiements par cartes, application ou internet, sont de plus en plus encouragés. Certains services destinés à toute la population (transports publics par exemple) ont même parfois réduit les différentes modalités de paiement proposées, notamment en voulant se focaliser sur les nouvelles technologies. Cette diversité représente des opportunités d’adaptabilité et d’accessibilité des commerces par rapport aux divers publics et à leurs spécificités respectives. Uniformiser le passage en caisse et le paiement en définissant une seule procédure peut donc risquer de remettre un peu plus la responsabilité de s’adapter sur les personnes avec spécificités.     

La création d’un document FALC répond-elle à une demande qui a émergée de vos entretiens?   

Suite à notre recherche, nous avons créé un document en FALC qui est un support numérique interactif. Il s’agit d’un petit guide pour faire ses courses. Dans le menu d’accueil, la personne peut cliquer sur la modalité de passage en caisse et de paiement qui l’intéresse. Lorsqu’elle clique dessus, les avantages et les inconvénients concernant cette modalité apparaissent, ainsi que des conseils. Tout le contenu de ce support est basé sur les résultats de notre recherche, ainsi que sur les recommandations proposées par les professionnelles et les apprenant·e·s. 

«  L’idée du guide numérique était donc de permettre aux personnes qui l’utilisent de se familiariser avec les différentes modalités de passage en caisse et de paiement, hors situation « réelle » donc en réduisant les facteurs de risques comme le stress et le bruit. »

L'idée de faire ce document FALC a d'abord été suggérée par le choix du module de TB : on nous a tout d’abord présenté et expliqué le langage FALC comme outil. On a pu ensuite l'utiliser dans le cadre de nos entretiens et documents de recherche. De ce fait le FALC était déjà mobilisé dans notre travail avant même la création de notre « guide numérique ». Ce guide numérique a vu le jour justement parce qu’on a pu travailler avec le SFVA : l’apprentissage du paiement des courses y est travaillé avec les apprenant·e·s. C’était donc une suite logique pour nous de faire bénéficier des résultats de ce travail au SFVA, à ses apprenant·e·s et professionnelles. Quant à l’idée de créer cet outil sous forme de guide numérique plutôt que de document au format papier, cela venait des observations et entretiens réalisés : hors « situation réelle », il est difficile d’avoir accès, par exemple, à des bornes de paiement pour s’entraîner. L’idée du guide numérique était donc de permettre aux personnes qui l’utilisent de se familiariser avec les différentes modalités de passage en caisse et de paiement, hors situation « réelle » donc en réduisant les facteurs de risques comme le stress et le bruit. De cette manière, cela peut rendre plus accessible l’entrée dans l’apprentissage du paiement des courses.

Propos requis par Tiffany Guggenheim