Interview

Trois questions à Jean-Pierre Tabin


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Après une carrière fructueuse de 27 ans au sein de la HETSL, durant la laquelle il a mené de nombreux projets de recherche, enseigné les politiques sociales à plusieurs générations d’étudiant·e·s et assumé, durant 15 ans, le rôle de Doyen du Laboratoire de recherche santé-social (LaReSS), Jean-Pierre Tabin a pris sa retraite au 1er septembre.

Afin de rendre hommage à Jean-Pierre Tabin et de revenir sur plusieurs collaborations qui ont marqué sa carrière, une après-midi d’échanges et réflexion a été organisée le 16 septembre. Un ouvrage est en cours de préparation (à paraître aux éditions HETSL, en 2022), avec notamment des contributions des intervenant·e·s de cet événement, ainsi que d’autres personnes, qui permettront de mettre en lumière différentes facettes des nombreux apports de Jean-Pierre Tabin. Il a accepté de se livrer ici, dans une interview dans laquelle il partage notamment sa vision des défis actuels dans le milieu de la recherche et évoque un projet qui continue de l’occuper, le site internet jestime.ch.

Entre 2004 et 2019, vous avez assumé le rôle de Doyen du LaReSS, en portant de nombreux dossiers qui ont contribué à consolider les conditions de réalisation de la recherche et le positionnement de la HETSL auprès de ses différents partenaires académiques et de terrain. Quels sont, pour vous, les défis actuels à relever pour poursuivre ce travail ?

Tout d’abord, je suis inquiet de l'augmentation de la compétition pour acquérir des projets de recherche, pour le nombre de publications, etc. Je ne crois pas que la compétition améliore la science. En tous les cas ce qui est certain, c’est qu’elle péjore les conditions de travail des chercheuses et chercheurs (professeur·e·s, collaboratrices et collaborateurs de recherche, doctorant·e·s). Je dirais que le premier défi c'est : comment améliorer les conditions de travail et de production de la science dans ce contexte de compétition effrénée ?

Un deuxième défi, c'est de sortir autant que possible d’une logique individuelle pour travailler davantage en commun : par exemple en s’intéressant aux recherches des collègues, en se critiquant de manière constructive, en mettant en commun des résultats de recherches, en lisant et lorsque c’est pertinent citant leurs publications. Toute une série d’initiatives ont été mises en place dans ce sens au LaReSS, par exemple dans le cadre de la Fabrique de la recherche. L’idée est de créer une communauté de recherche, où l’on se soutient et où l’on est content·e pour l’autre si ses projets aboutissent. On n'est de loin pas dans les conditions que je connais dans d'autres institutions académiques, mais on n’est pas non plus tout à fait là où je le souhaiterais.

Et si je devais dire un troisième défi, cela concerne l’éternel débat sur le clivage entre théorie et pratique, qui ne tient pas la route scientifiquement et qui est contre-productif. Je pense que ça nous empêche de mieux penser, par exemple les suivis de formation pratique (FP) : on pourrait imaginer d’intégrer la recherche dans la FP et, lorsque c’est possible et pertinent, d’utiliser les terrains de la FP dans le cadre de projets de recherche.

Voilà quelques défis, pour n’en citer que trois, il y en aurait bien sûr d’autres…

« L’idée est de créer une communauté de recherche, où l’on se soutient et où l’on est content·e pour l’autre si ses projets aboutissent. »

En 2019, après 15 ans à la tête du LaReSS, vous avez décidé de céder votre mandat de Doyen pour vous consacrer à d’autres projets qui vous tenaient aussi à cœur. Pourriez-vous nous parler de l’un de ces projets ?

À vrai dire, ce qui m'occupe le plus, ces temps, avec parfois de l'amusement, parfois du découragement, c'est le site jestime.ch. Il s’agit d’un site que nous avons créé avec des collègues de la Haute école de gestion Arc et qui vise à lutter contre le non-recours aux prestations sociales sous conditions de ressources, un objet sur lequel j’ai mené des recherches. Le site est public depuis fin août. En un mois et demi, il y a déjà environ 4500 estimations complètes qui ont été faites, c’est un succès !

Le problème c’est que, premièrement, ce site n’est pas complètement abouti, parce qu’on n’a pas toujours eu la collaboration qu'on aurait espéré de la part des administrations cantonales. On aimerait d’ailleurs beaucoup recevoir des feedbacks de l’administration pour l'améliorer. Deuxième chose : les législations cantonales sous conditions de ressources changent fréquemment. Notre projet a été financé par une fondation privée, nous aurions besoin de soutien public pour la suite afin de mettre à jour les informations du site et de le rendre plus performant.

Mais cela n’est pas acquis. Il existe dans l’administration des cantons des personnes tout à fait opposées à un projet tel que le nôtre, et ceci depuis son origine : jestime.ch va engendrer des coûts supplémentaires, l’administration va être débordée de demandes infondées, les comparaisons intercantonales ne sont pas souhaitées, les Hautes écoles n’ont pas à se mêler d’améliorer l’information sur les droits sociaux, etc. Au lieu de regarder notre démarche avec bienveillance et de nous aider à améliorer notre site, certaines administrations publiques se focalisent sur les imprécisions, sans nous les communiquer, juste pour dénigrer la démarche.

Je trouve tout cela très dommageable. Alors même que le non-recours par manque d’information est une thématique qui vient à l’agenda politique, une partie de l’administration semble s’en désintéresser. C’est la raison pour laquelle nous avons également tenté des démarches auprès de l’OFAS, de la CSIAS, de l’Initiative des villes pour la politique sociale et de parlementaires. Mais ces démarches consument beaucoup de temps et d’énergie.

La mission des HES est selon la loi la recherche orientée vers l'application : comme dans d'autres recherches, l’exemple de jestime.ch montre qu’en matière de politique sociale, l’application dépend d’abord du politique et de l’administration.

« Alors même que le non-recours par manque d’information est une thématique qui vient à l’agenda politique, une partie de l’administration semble s’en désintéresser. »

Actuellement Professeur honoraire, vous avez récemment intégré le Conseil professionnel1 de la HETSL. Comment envisagez-vous ce nouveau rôle ?

Dans ce cénacle composé essentiellement de personnes qui ont une expertise en dehors du rôle d’enseignant, je viens porter des préoccupations liées à l’enseignement et à la recherche à la HETSL.

Je trouve qu’il y a trop de collègues à la HETSL qui sont surchargé·e·s, à la limite du burn-out. Comme doyen, j’ai vu plusieurs collègues s’effondrer dans mon bureau. Sur la base de cette expérience, je pense qu’on doit être très prudent, en tant que Conseil professionnel, sur ce qu’on demande. On devrait en tout cas ne rien demander de plus sans savoir ce qu’on leur demande en moins. J’ai donc une optique tout à fait syndicale ! Avec également un souci de promotion de la relève.

Je serai très sensible également à promouvoir la dimension académique sous ses différents aspects : liberté académique, ambitions théoriques de l’enseignement et de la recherche, etc. Formation académique et formation à une profession ne sont pas antinomiques, il n’est que de penser à la médecine… J’ai donc un discours sur lequel je n’ai pas beaucoup dévié ces dernières années, c’est celui que je tiendrai dans ce Conseil.

Je viens finalement avec un souci concernant les étudiant·e·s : comment ils et elles sont prises en compte, comment ils et elles ont droit à la parole… Il me semble que la HETSL  pourrait développer davantage d’actions autour de la participation des étudiant·e·s. On pourrait aussi imaginer plus d’activités de formation avec la participation comme enseignant·e de récipiendaires du travail social ou de l’ergothérapie, en reprenant l’idée développée dans le monde du handicap :

« Rien sur nous sans nous ! »

Mais évidemment cela prend du temps, de l'énergie et la question c’est : qu’est-ce qu’on peut lâcher pour le réaliser ?

 

Propos recueillis par Noémie Pulzer

1 À partir de 2021, un Conseil professionnel a été intégré dans l’organigramme de la HETSL, avec comme but que ce Conseil « favorise les échanges avec les partenaires et veille à l’adéquation des propositions de la haute école avec les besoins des milieux professionnels et académique. » Il doit également endosser « un rôle d’ambassadeur, pour faire rayonner les activités et les projets de la HETSL ainsi que pour aider à les faire réaliser. » (cf. art. 1 du Règlement du Conseil professionnel).