Interview

Qu’est-ce que la recherche peut apporter au féminisme et inversement ?


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La Grève féministe du 14 juin, qui a de nouveau vu défiler plusieurs centaines de milliers de personnes dans les rues de Suisse, a rappelé que les revendications féministes sont toujours d’actualité. Que ce soit dans le domaine des politiques sociales, notamment de la retraite, mais aussi du travail salarié et non rémunéré ou encore des violences sexistes, les inégalités et les discriminations sont toujours bien présentes dans la société suisse.

Au sein de la Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HETSL), le Réseau Genre et travail social (GeTS) vise à fournir des expertises sur les inégalités liées au genre dans le champ des politiques sociales, du travail social et de la santé. Quelles sont les spécificités des inégalités de genre dans ces domaines ? Et dans le milieu de la recherche ? Face à ces différentes inégalités, de quelles manières le Réseau GeTS peut-il contribuer aux luttes féministes ? Nous discutons de ces questions avec Carola Togni et Rebecca Bendjama, respectivement responsable et assistante HES du Réseau GeTS.

Comment les inégalités de genre se manifestent-elles dans le domaine du travail social ? Pouvez-vous nous en donner quelques exemples au travers de résultats de recherches menées dans le cadre de votre réseau ?


Carola Togni : La question des inégalités, en particulier des inégalités de genre, a été thématisée dès la mise en place des métiers du travail social, ainsi que dans la santé. Ce sont souvent des femmes qui se sont engagées en faveur de la professionnalisation de ces domaines d’activités très féminisés. Il s’agissait d’une part de valoriser et rémunérer un travail qui était réalisé bénévolement essentiellement par des femmes, et d’autre part de reconnaître un certain nombre de compétences et de qualifications pour exercer ces métiers. Ainsi, à la fin du 19e siècle, les premières formations en service social ou soins infirmiers sont portées et revendiquées par des femmes, souvent proches des milieux féministes suffragistes, dans le but d'offrir un débouché professionnel pour les femmes. Et ce qu'on a pu constater, dans différentes recherches menées entre 2016 et 2017 et entre 2019 et 2021, c'est qu'une fois que ces activités se sont professionnalisées et institutionnalisées, il y a eu une présence plus importante des hommes. Mais, encore aujourd’hui, les professions tant du travail social que de la santé restent fortement féminisées, avec des inégalités persistantes, en termes notamment de reconnaissance salariale. Et derrière la reconnaissance salariale, il y a la reconnaissance des compétences, du niveau de formation nécessaires pour assumer ces prises en charges sociales et de santé.

« Encore aujourd’hui, les professions tant du travail social que de la santé restent fortement féminisées, avec des inégalités persistantes, en termes notamment de reconnaissance salariale. »

À côté de ces inégalités au niveau de la profession, il y a une autre dimension qui concerne les pratiques professionnelles. C'est-à-dire comment des professionnel·les du travail social et de la santé reproduisent des inégalités en réassignant des rôles sociaux sexués aux individus ou au contraire essayent de réduire les inégalités, en proposant d'autres modèles, d'autres moyens et une participation plus égale d'un point de vue du genre. Une recherche qu'on a pu mener au sein du Réseau GeTS, montre historiquement, et encore aujourd'hui, une problématique de non-participation des filles dans certains domaines du travail social en lien avec les loisirs. Ces espaces sont importants en termes de redistribution de ressources, entre les sexes, mais aussi pour des jeunes de classe populaire, des personnes issues de la migration. La question est ainsi de savoir comment les ressources publiques qui sont déployées peuvent être mises à disposition de manière équitable.

Quel rôle le réseau GeTS peut-il jouer justement, pour contribuer à lutter contre ces inégalités ?


Carola Togni : Les inégalités de genre sont souvent peu abordées au sein des institutions, même si certain·es professionnel·les portent bien sûr ces préoccupations. Le Réseau GeTS a donc un rôle important pour visibiliser ces inégalités et soutenir des démarches de professionnel·les qui visent à les thématiser, au croisement évidemment, avec d'autres inégalités. Par rapport à la question de la participation des publics, la recherche que j’ai mentionnée précédemment nous a amenées à entrer en contact avec des professionnel·les qui se posaient les mêmes questions que nous, concernant la non-participation des filles. Une collaboration est alors née de ces rencontres, pour discuter ensemble comment porter ces questions au niveau institutionnel, et aussi comment mettre en place des mesures qui puissent favoriser cette participation, que ce soit via des activités destinées aux filles, des discussions avec elles, et bien sûr aussi avec les garçons. Et de cette demande est née la mise en place du Réseau Genre et Jeunesse, dont l'objectif est de combiner des échanges entre nos recherches, la réalité des terrains, les questions que les professionnel·les, mais aussi les publics, se posent. Un quizz sur les discriminations de genre a par exemple été mis en place en réponse à des questions amenées par des filles.

« Le Réseau GeTS a donc un rôle important pour visibiliser ces inégalités et soutenir des démarches de professionnel·les qui visent à les thématiser, au croisement évidemment, avec d'autres inégalités. »

Rebecca Bendjama : Concernant le fonctionnement de ce Réseau Genre et Jeunesse, nous avons un comité qui se réunit régulièrement, et qui organise une rencontre annuelle, en lien avec des questions amenées par les membres du réseau, qui étaient au départ surtout du domaine de l’animation, mais qui s’est élargi à d’autres secteurs actifs auprès des jeunes (foyers, bibliothèques, parascolaire, garderies, etc.). En plus des questions de participation, les membres du réseau ont soulevé notamment des questions en lien avec les discriminations basées sur les orientations sexuelles et affectives, sur les identités et les expressions de genre, ainsi que sur les caractéristiques sexuelles, qui nous ont amené à discuter aussi de ces thèmes, notamment au travers d’événements. En plus de l’animation de groupes réunissant professionnel·les et chercheuses et chercheurs, il me semble qu’un autre domaine dans lequel le Réseau GeTS peut jouer un rôle pour contribuer à lutter contre les inégalités de genre est celui de la formation : comment on outille des (futur·es) professionnel·les sur ces questions d’égalité ? Et c’est dans cette optique que le Réseau GeTS a contribué à mettre en place un CAS pour promouvoir l’égalité dans les pratiques professionnelles, en collaboration avec l’Université de Lausanne et HESAV. On s’est engagées dans ce projet parce qu’on sent qu’il y a une demande des professionnel·les pour avoir des espaces de réflexion et des outils pour savoir comment tendre à des pratiques qui promeuvent l’égalité.

On le sait, le milieu académique n’est pas non plus épargné par le sexisme et les inégalités de genre, que ce soit notamment au niveau de la sous-représentation dans les postes de recherche et développement, ou aux situations de harcèlement qui s’y produisent. Selon vos expériences, comment cela se manifeste-t-il dans les parcours des chercheuses et que peut-on mettre en place pour soutenir les carrières féminines dans la recherche ?


Rebecca Bendjama : Les inégalités de genre dans la recherche se reflètent notamment dans le nombre élevé de femmes que l’on retrouve dans le corps intermédiaire (comparativement aux postes de professeur·es), avec des contrats à durée déterminée. Cela fait partie des difficultés dans les parcours des chercheuses. Ces questions sont discutées au sein des institutions et au niveau politique, mais le contexte actuel de précarisation de la recherche affecte tout particulièrement les femmes.

« Les inégalités de genre dans la recherche se reflètent notamment dans le nombre élevé de femmes que l’on retrouve dans le corps intermédiaire, avec des contrats à durée déterminée. »

Carola Togni : Finalement il y a des similitudes avec le travail social, puisqu'on retrouve les enjeux de participation, de valorisation, de reconnaissance du travail. Et là aussi, les réponses sont parfois un peu similaires : il s’agit de soutenir les individus, mais aussi de développer des politiques plus égalitaires. Parmi les exemples de mesures de soutien, on peut citer un programme de Mentorat que nous avons développé au sein des domaines Travail social et Santé de la HES-SO. L’intérêt de ce programme est d’avoir à la fois un soutien individuel, de mentorat traditionnel, et des moments collectifs. Parce qu’il me semble que c'est important de considérer la diversité des parcours, avec un soutien individuel, mais de reconnaître aussi qu’il y a des dynamiques, des expériences du sexisme et des inégalités similaires. Et c'est important de les partager pour rompre l’isolement et se rendre compte qu'on n'est pas les seules à les vivre, mais aussi pour partager les stratégies, et créer des formes de solidarité, de partage, d’échange, en créant des réseaux. Et nous avons beaucoup de retours de femmes qui s’étaient inscrites à ce programme principalement pour le soutien individuel, et qui soulignent, finalement, l’apport de ces moments collectifs.

Propos recueillis par Noémie Pulzer