Interview

L’innovation sociale vue par un responsable associatif


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Michel Cornut, secrétaire général de l’association « Cantons zéro chômeur de très longue durée », qui rassemble les Caritas de Suisse romande, partage sa vision de l’innovation sociale, sur la base de son expérience dans le cadre du projet « Activities-Based Job Matching System ». Cette recherche-action collaborative, financée par Innosuisse et Caritas Suisse, est menée par une équipe de chercheur·e·s pluridisciplinaire (sous la responsabilité scientifique de Stéphane Rullac, Professeur à la HETSL), en collaboration avec des représentant·e·s des différents types d’usagers de la plateforme en construction (employeurs, professionnel·le·s du travail social, chômeurs et chômeuses).

Pouvez-vous nous raconter comment est née l’idée de ce projet ? 

Michel Cornut : Le point de départ, c'est que les Caritas de Suisse romande en appellent à l'emploi pour tous. Elles savent que tout un chacun peut être confronté à un chômage de transition entre deux emplois. Mais un chômage de très longue durée et d'exclusion, en revanche, ne leur paraît pas tolérable. D'une part, parce que c’est très dommageable pour les personnes concernées. Mais d'autre part, aussi parce que cela pourrait être évité. Ce chômage procède en effet de ségrégations exercées sur le marché de l'emploi, qui n'offrent pas aux employeurs les garanties qu'ils en attendent, et qui peuvent même les priver de la personne la plus capable d'effectuer le travail attendu. 

Donc il n'était pas simplement question pour les Caritas de prendre en charge des personnes durablement privées d’emploi, mais aussi de prendre en compte des situations qui génèrent et qui prolongent la privation d'emploi. Ce basculement vers une approche plus systémique était novateur. Pour cette approche, on s'est inspiré de la méthode de l'intervention sur l'offre et la demande d’emploi, qui nous vient des travaux de Denis Castra1 , qui dit que l'offre doit être négociée non seulement pour satisfaire la demande, mais aussi pour satisfaire l'offre elle-même. Donc ça, ça a été un point déterminant, pour ce projet d’innovation sociale, que les Caritas ont souhaité introduire.

Il restait alors à proposer des solutions ou même mieux encore, à faire partie de la solution. C’est là que les Caritas de Suisse Romande ont jugé que ça nécessitait une recherche menée avec un partenaire scientifique et que des contacts ont été pris avec des chercheur·e·s de la HES-SO.

 1Castra, D. (2003). L’insertion professionnelle des publics précaires. Presses Universitaires de France. https://doi.org/10.3917/puf.castra.2003.01

« Il n'était pas simplement question pour les Caritas de prendre en charge des personnes durablement privées d’emploi, mais aussi de prendre en compte des situations qui génèrent et qui prolongent la privation d'emploi. »

Il n’est pas toujours évident de définir ce qu’est l’innovation sociale. En partant de l’exemple de votre projet : où se situe selon vous l’innovation sociale ?

J'associe pour ma part l'innovation à une évolution des pratiques, qui rompt avec ce qui était institué jusque-là, que l'on tenait pour la meilleure réponse, sinon la seule réponse possible à un besoin. Donc c'est dire aussi que l'innovation n'est pas, pour moi, souhaitable en soi. Elle l’est du moment qu'elle permet une meilleure réponse, donc si elle contribue mieux qu'auparavant à passer d'une situation sociale jugée indésirable à une situation sociale jugée désirable. Ici de 10’000 à zéro chômeur de très longue durée en Suisse romande. 

Plutôt que d'élaborer une nouvelle méthode d'adaptation ou de promotion des demandes d'emploi en souffrance, on a ainsi été amené à élaborer une nouvelle méthode d'appariement optimal des offres et des demandes sur le marché de l'emploi. Donc une méthode fondée sur la capacité d'effectuer le travail, évaluée sans le recours usuel à l'interprétation des données sociales et biométriques des candidates et des candidats. Le fait de s'affranchir autant que possible des construits sociaux dans le processus de recrutement est aussi une innovation. Pour y parvenir, on s'intéresse aux activités à maîtriser côté emploi et aux activités, maîtrisées côté candidat. Et l'activité est vraiment la catégorie la plus simple, la plus concrète, qui s'interdit des abstractions, des qualificatifs, qui seraient sujets à interprétation. 

Si on parle de compétences douces ou de soft skills on estime qu'il faut contextualiser chaque fois. Par exemple, on demandera à l'employeur ce que c'est que l'autonomie pour lui, d'une femme de ménage, d'un employé de commerce, dans ce poste. Parce que la même initiative dans une entreprise peut vous valoir des félicitations, et dans une autre un licenciement, parce que vous aurez outrepassé vos prérogatives. 

Peut-être qu’une autre innovation, c'est d'utiliser la technologie de la validation des acquis de l'expérience (VAE), utilisée surtout pour des candidat·e·s à un diplôme, en la transposant pour des candidat·e·s à un emploi. Et là, on reprend effectivement la catégorie de l’activité maîtrisée pour construire des profils de candidat·e·s.

« Le fait de s'affranchir autant que possible des construits sociaux dans le processus de recrutement est aussi une innovation. »

Finalement, quels sont, selon vous, les apports (mais peut-être aussi les limites), du partenariat avec les chercheur·e·s dans le cadre de votre projet ?  

On s'est lancé dans une recherche-action collaborative qui reconnaît aux agents du travail social le droit, et peut-être même le devoir de penser les dispositifs qui leur sont confiés. 

Traditionnellement, le rapport du travail social aux hautes écoles, c'est quoi ? C'est que les agents du travail social sont mandatés par les politiques. Ensuite, les chercheurs viennent évaluer leur travail, plus exactement, les dispositifs dont ils sont les agents. Ici, on réfléchit ensemble à quelle pourrait être une réponse à un besoin et non pas simplement : est-ce que la réponse qui a été apportée est pertinente ? Ici c'est vraiment une collaboration dans la genèse d'un projet. Et pour moi, ça, c'est vraiment un changement extrêmement bienvenu, même si c'est un défi, pour les chercheur·e·s et pour les professionnel·le·s. 

Et puis les usagères et usagers, leur implication est aussi un défi considérable parce que ce sont les objets d'une prise en charge clinique qui parachève, en quelque sorte, leur disqualification sociale, pour reprendre le concept de Serge Paugam2 . Et là tout d'un coup, on les institue dans un rôle radicalement différent, de sujet, donc c'est aussi un défi. 

Mais la recherche-action collaborative institue tout le monde dans un rôle de sujet, d'acteur, où chacun·e est approché·e avec un discours qui l’institue en tant que partenaire de plein droit. Par exemple, on va donner la même rémunération horaire à un représentant des chômeurs qu’à un chercheur. C'est évidemment symbolique, mais voilà, ce sont ce genre de choses qui peuvent y contribuer. Il y a sans doute d'autres choses qui peuvent encore être réfléchies autour de ça. Je pense que c'est jouable, mais il faut que chacun reste dans l'authenticité de sa situation, c'est-à-dire que le chercheur n'est évidemment pas dans la même position que l'usager ni que le professionnel. Chacun a ses intérêts, ses contraintes, ses besoins propres. Et il ne s'agit pas de nier ces différences. Mais, d'un point de vue épistémologique, je ne vois pas comment on peut concevoir des interventions censées modifier quelque chose dans l'ordre de la société sans que les acteurs concernés ne soient impliqués. 

Donc là, avec cette méthode de recherche-action collaborative, on constitue une intelligence collective qui fait la part belle aux tâtonnements, parfois aux confrontations, dont peut émerger l'inattendu, le nouveau. Notre méthode d'appariement des offres et des demandes d'emploi, elle est relativement simple, mais encore fallait-il y penser ! C’est bien de cette rencontre de différents savoirs et de différents regards qu'émerge l’innovation. 

Et puis il y a les aspects techniques bien sûr : on a pu décrire des fonctionnalités d'un système et ce sont les ingénieur·e·s de la Haute école ARC qui les traduisent en algorithmes. 

Après, c'est vrai qu'on n'a pas une solution clé en main, donc à partir des documents qu'on a reçus, on a élaboré nous-mêmes un kit, destiné aux équipes concernées. C'est notre agence digitale qui devra créer toutes les interfaces utilisateurs du système. Donc c'est une contribution très importante à un travail que nous devons continuer de mener maintenant de notre côté, seuls.
 

Propos recueillis par Noémie Pulzer

2Paugam, S. (2009). La disqualification sociale : Essai sur la nouvelle pauvreté. Presses Universitaires de France. https://doi.org/10.3917/puf.paug.2009.01