Interview

La citoyenneté juvénile : une enquête sur les rituels politiques d’accession à la majorité organisés par les communes romandes


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Comment devient-on citoyenne ou citoyen à 18 ans en Suisse romande ? Comment ce passage à la majorité s’inscrit-il plus largement dans l’expérimentation de la transition à l’âge adulte ? Et que font les autorités politiques pour marquer ce passage ? À partir d’une enquête anthropologique et historique sur ces rituels politiques observés durant plusieurs années dans six communes romandes, ce livre rédigé par Isabelle Csupor, Maxime Felder et Laurence Ossipow permet de comprendre quelles sont les représentations que les autorités communales se font de la citoyenneté juvénile et comment elles aimeraient contribuer à la forger. Interview d’Isabelle Csupor, Professeure à la HETSL.

Isabelle Csupor

Isabelle Csupor

Pourquoi s’intéresser aux promotions citoyennes en Suisse ?

J’ai découvert ces soirées citoyennes lorsque mon fils a accédé à sa majorité. Ces rituels qui fêtent l’accession à la majorité civile et civique sont une véritable mise en scène des pouvoirs politiques et sont très révélateurs des valeurs attachées à la citoyenneté telle que perçue et transmise par les autorités politiques. Le lieu choisi pour célébrer les promotions citoyennes, les messages transmis dans les discours des autorités, les repas ou apéritifs partagés ensemble, les activités proposées ou encore la place donnée aux jeunes dans ces rituels de passage à l’âge adulte sont des données passionnantes à analyser. Nous avons commencé notre enquête en nous demandant déjà si ces cérémonies étaient répandues en Suisse ou s’il s’agissait d’une exception genevoise. Il s’est avéré qu’elles occupent une place importante dans l’agenda politique des communes des deux cantons dans lesquels nous avons enquêté, soit Fribourg et Genève.  

« Ces rituels qui fêtent l’accession à la majorité civile et civique sont une véritable mise en scène des pouvoirs politiques et sont très révélateurs des valeurs attachées à la citoyenneté telle que perçue et transmise par les autorités politiques. »

Comment s’est déroulée cette enquête sur les promotions citoyennes ?

Ces cérémonies sont toutes des mises en scènes du pouvoir politique. À partir d’une approche ethnographique, nous avons observé sur plusieurs années et analysé des rituels assez contrastés organisés dans six communes. Par ailleurs, nous avons découvert en cours d’enquête qu’il existait des documents d’archives très intéressants, comme les articles des journaux quotidiens, les débats des Conseil municipal et Grand conseil genevois, qui nous ont permis de retracer l’historique de ces cérémonies à Genève. Et nous nous sommes alors intéressé·e·s à documenter les changements et traits persistants de ces cérémonies qui, à leur origine en 1924 s’adressaient exclusivement aux jeunes hommes de 20 ans, de nationalité suisse et appelés pour leur service militaire. Il s’agissait alors de faire nation, de renforcer l’esprit patriotique. L’histoire nous fait découvrir comment progressivement, suite à des débats houleux dans les arcanes du pouvoir, les jeunes femmes suisses sont invitées puis, bien plus tard, les jeunes de nationalité étrangère. Retracer l’histoire de ces cérémonies nous a également permis de montrer comment progressivement se déplacent les contours de la citoyenneté et nous avons, à partir des discours prononcés pu établir une grammaire de la citoyenneté, telle qu’elle mise en avant par les autorités politiques. Nous nous sommes aussi intéressé·e·s au point de vue des jeunes en réalisant 80 entretiens avec elles et eux pour avoir leur avis sur la cérémonie à laquelle elles et ils ont participé, puis pour mieux comprendre leur rapport à la politique et les formes que peuvent prendre leurs éventuels engagements citoyens. Nous avons découvert des jeunes souvent impliqué·es mais parfois méfiant·e·s à l’égard de la politique partisane. Par ailleurs, nous avons aussi recueilli plus de 500 questionnaires pour savoir si ces jeunes poursuivaient ou non un cursus de formation et lequel, puis pour sonder ce qui les avait incité·e·s à participer à ce rituel. 

« Nous nous sommes alors intéressé·es à documenter les changements et traits persistants de ces cérémonies qui, à leur origine en 1924 s’adressaient exclusivement aux jeunes hommes de 20 ans, de nationalité suisse et appelés pour leur service militaire. »

Aujourd’hui, ces cérémonies apportent-elles toujours du sens ? 

L’un des traits persistants de ces cérémonies depuis le début, c’est d’appeler les jeunes à exercer leurs droits civiques, à voter, voire se faire élire plus tard. De ce fait, les autorités exhortent les jeunes à s’engager, à participer souvent sur le plan communal, leitmotiv qui résonne comme un appel face au supposé désintérêt des jeunes à l’égard du politique. Or, parmi le 1/3 des jeunes qui répondent positivement à ces invitations, nombreuses sont celles et ceux qui s’engagent déjà dans des associations, aux scouts, des clubs de foot, ont déjà fait du bénévolat ou des voyages humanitaires. Le message passé par les autorités politiques de l’engagement citoyen devrait peut-être paradoxalement davantage s’adresser plus particulièrement aux 2/3 des jeunes qui ne sont pas présent·e·s. Un autre paradoxe réside dans le fait que les autorités appellent souvent les jeunes à s’engager au niveau local, pour la commune, au moment même où les jeunes prennent leur envol et envisagent parfois de s’installer ailleurs pour leurs études, leur insertion professionnelle, etc. Cela est particulièrement marquant dans les plus petites communes qui ne disposent pas d’établissement de formation tertiaire. Néanmoins, malgré ces contradictions, les jeunes sont souvent sensibles aux efforts que la commune consent pour elles et eux et se sentent pris aux sérieux. Elles et ils ne se sentent pas plus adultes pour autant, personne n’est vraiment dupe ! Mais ce rituel s’inscrit dans toute une série de rituels parfois auto-organisés qui accompagnent plus largement la transition à l’âge adulte de ces jeunes. 

« Un autre paradoxe réside dans le fait que les autorités appellent souvent les jeunes à s’engager au niveau local, pour la commune, au moment même où les jeunes prennent leur envol et envisagent parfois de s’installer ailleurs pour leurs études, leur insertion professionnelle, etc.  »

Quelles sont les différences notables dans la mise en scène de ces cérémonies entre les six communes ?

Même s’il existe des ingrédients du rituel incontournables, comme les discours, la commensalité que l’on retrouve partout, il existe une grande diversité dans ce que les communes proposent. À Guin (Düdingen), c’est le jeu qui est mis à l’honneur, la soirée se déroule autour d’un grand quizz par équipes, dont une composée des élu·e·s. À Bulle, c’est le patrimoine de la commune qui est mis en avant à travers une visite, soit du musée gruérien, soit d’une centrale de chauffage inscrite dans la transition écologique qui fait la fierté de la commune, suivie d’un repas. À Marly, il faut payer de sa personne. Le rituel est nocturne et les jeunes parcourent la commune et s’arrêtent à divers stands. Si certains sont tournés vers l’histoire de la commune, une discussion autour de la politique communale généralement tenus par les élus, d’autres sont plus ludiques, voire sportifs, comme faire de la grimpe sur les piles du pont de Pérolles. Ce rituel s’achève le lendemain par une cérémonie plus formelle et un repas. Meyrin met « ses » jeunes à l’honneur et les met en scène avec une volonté de promouvoir la diversité. Un repas particulièrement soigné et original accompagne les festivités. À Anières, les jeunes sont convié·e·s à participer activement à une séance du Conseil municipal. Auparavant, elles et ils sont coachés par des élu·e·s qui les préparent à ce moment et toutes et tous terminent la soirée autour d’une fondue arrosée de vins et pousse-cafés produits sur la commune. Et enfin, à Genève, c’est une cérémonie qui regroupe environ 1'000 personnes dans un théâtre. Après une première partie officielle qui comprend des discours mais aussi des témoignages de figures emblématiques de leur engagement (citoyen, politique, sportif, entrepreneurial, etc.), place au spectacle, généralement humoristique. À partir de photos que nous avions prises, Jehan Khodl a produit des illustrations qui rendent compte du dispositif déployé et de l’ambiance de ces différents rituels. Bien sûr, il existe encore bien d’autres modèles, mais dans des communes dans lesquelles nous n’avons pas enquêté.